Troisième partie

III_ La mise en fiction d'un questionnement intemporel

3.1 Le centaure : l'entité fictive d'un univers personnel
Les deux œuvres fonctionnent à l'intérieur d'un ensemble d'œuvres. C'est le « principe des poupées russes. Mais ici, ce sont les histoires qui s'emboîtent les unes dans les autres. » [16] Pour faciliter la compréhension de cette arborescence, passons par un schéma :
Les références complètes des œuvres présentées ci-contre sont disponibles à la page Annexes.





















Il s'agit d'un réseau transmédiatique de créations littéraires et filmiques. C'est la figure du centaure qui est le fil rouge de ce réseau. Les chevaux, présents dans ces œuvres, possèdent des traits communs. Ils sont de « lointain[s] cousin[s]. » (GOURAUD, Riboy, p.232) et même des « réincarnation[s] » [17]. Gouraud construit un univers parallèle (celui de Riboy) à son premier roman (Serko). Pour cela, il reprend la figure du centaure et certaines scènes, selon la volonté de Bartabas, telles : « les éleveurs de rennes, les allusions au chamanisme, la construction du radeau, la succion du sang du cheval...). » [18]. Gouraud parle de "ciné-roman". Il ne s'agit pas ici d'un roman illustré de photos d'un film mais plutôt d'un texte romanesque qui a été adapté au cinéma. Ses textes sont aussi un outil pour ses convictions. Riboy vient faire écho à une réalité : les chevaux ne sont plus utilisés et il n'y a presque plus d'élevage dans les contrées proches du lac Baïkal. Un Bouriate l'explique à Dimitri dans le roman :
Tu sais, on veut nous retirer nos chevaux. Le Parti explique que le cheval, c'est dépassé. Que ça freine le progrès du socialisme. Qu'on va les remplacer par des tracteurs. Que la mécanisation va libérer les travailleurs. Les chevaux, maintenant, c'est comme les chameaux, les yacks, les moutons. C'est du bétail. C'est fait pour nourrir le peuple. […] On nous retire nos chevaux. On n'a plus le droit d'en avoir, sauf dans des usines. Pour produire du lait ou de la viande. Mais si on nous prend nos chevaux, en fait c'est notre liberté qu'on nous confisque (GOURAUD, Riboy, p.279).
Gouraud inscrit donc une réalité dans sa fiction. Le roman Riboy a également servi aux travaux d'un cimetière de chevaux en Russie où fut enterré le véritable Serko (celui du cosaque Pechkov). L'écriture est pour Jean-Louis Gouraud un acte d'engagement, il met en fiction ses convictions. Bartabas s'inscrit dans une autre lignée : même s'il reprend la trame principale. Son film n'est pas dans une logique de fidélité : le générique ne mentionne pas le roman, le titre est différent et Gouraud nous dit ceci : « Il y a tant de changements que Riboy, dans sa version originale, n'est plus vraiment utilisable pour la "promo" du film. » [19]. A noter cependant que Gouraud est co-scénariste du film. Certaines scènes du film auraient pu être présentes dans un spectacle de Zingaro (le chant de la chamane par exemple). Bartabas reprend des thèmes qui lui tiennent à cœur et approfondit une problématique personnelle déjà sous-jacente dans le livre : il s'agit du chamanisme.  Le titre Chamane vient conforter l'hypothèse, c'est bien sa propre conception du cheval et du monde que Bartabas met en images. Il nous dit par ailleurs :   « L'homme [...] ne doit pas prendre à la nature plus que ce dont il a besoin et il ne doit pas lutter avec elle, mais s'adapter à elle comme le cheval s'adapte au gel, comme mon héros [celui de Chamane] s'adapte à son cheval, qui l'emmène mais qu'il ne conduit pas. En somme, le chamanisme rejoint ma propre conception de l'équitation, qui consiste à demander au cheval ce qu'il veut bien nous offrir, non à lui demander ce que nous voudrions qu'il soit. » [20].

(BARTABAS, Chamane, 01:27:18 - 01:28:09)

À  l'aide d'un plan américain sur le centaure, suivi d'un plan général par un travelling arrière, Bartabas met en images les paroles citées plus haut. Le cheval offre à Dimitri sa liberté, sa vie. Le centaure devient le point de fusion entre terre et ciel. Il se confond avec la nature dans une dernière transe. L'hybridation est facteur de création, elle permet un accès à l'harmonie par l'accomplissement d'un voyage physique et intérieur. La figure du centaure est présente dans l'ensemble de la production de Bartabas. Elle détient une visée nostalgique du passé où chevaux et hommes vivaient ensemble. Nostalgie, entraînant un rejet de la société actuelle, qui transparaît dans le film. Bartabas dit lui-même :   « Je vois parfois dans le regard d'un cheval la beauté inhumaine d'un monde d'avant le passage des hommes » [21].

[16] Jean-Louis GOURAUD, « Introduction », in Serko suivi de deux autres ciné-romans Riboy et Ganesh, Monaco : éditions du Rocher, 2006, p.7.
[17] Ibid., p.8.
[18] Jean-Louis GOURAUD, « Post-scriptum [de Riboy] », in Serko suivi de deux autres ciné-romans Riboy et Ganesh, Monaco : éditions du Rocher, 2006, p.293.
[19] Ibid., p.301.
[20] Jérôme GARCIN, « L'étalon noir d'Aubervilliers » in La chute de cheval [1998], Paris : Gallimard, coll. Folio, 2000, p.127.
[21] Jérôme GARCIN, Bartabas, roman, Paris : Gallimard, coll. Folio, 2004, p.131.

3.2 La poursuite d'un questionnement historique : anthropomorphisme et zoomorphisme
Les thèmes de l'humanité et indirectement de l'animalité sont sources de questionnements depuis l'antiquité. Il s'agit d'une construction par double négatif. L'homme se place par rapport aux animaux, aux plantes, au divin. C'est en fonction d'eux que l'homme va définir son humanité. Les animaux auraient été les premières divinités (les peintures rupestres). C'est leur différence, leur puissance et force qui ont fait que les hommes les ont pris pour des êtres supérieurs. Des rituels s'installent, par exemple : celui de manger de la viande animale pour s'approprier sa force, son pouvoir. Cette proximité avec l'animal est source de fantasmes pour l'homme qui en vient à créé des hybrides. Il existe un lot important de chimères hippomorphes (hippocéphale, hippopode, hyppogriffe, hippocampe, licorne, ichthyocentaure [22]) ainsi que de nombreuses figures mythiques : centaure bien entendu, mais aussi chevaux ailés (Pégase : fils de Poséidon et de la Gorgone), chevaux octopodes (Sleipnir : le cheval divin germanique à huit membres),… Ces divinités ont peu à peu été supplantées par des déesses anthropomorphiques, qui seront elles-mêmes dépassées par les dieux masculins. Cette transition fut progressive, c'est pour cela que certains dieux possèdent des attributs animaliers (Héra aux yeux de vache ; Zeus qui possède le don de se transformer en animal ; les dieux égyptiens) [23]. La domestication a également tissé des liens importants entre l'homme et l'animal. Liens qui auront leur importance dans le fonctionnement social de la société humaine: l'animal a participé à l'économie des villes, au développement du transport,… Les penseurs et scientifiques se sont intéressés à l'animal, l'incluant ou non dans une continuité avec l'homme (physiognomonie, théorie de l'évolution, ...). La folie, pour certains d'entre eux [24], est une régression vers l'animalité :

(BARTABAS, Chamane, 01:00:25 - 01:01:42)
Traduction des paroles du gardien du navire :
"-Ils me prennent pour un fou. Mais ce n'est pas grave, un jour je finirai ce bateau et je partirai seul avec mes pigeons. Et alors, ils recevront des lettres...rapportées d'Australie par le capitaine Cook. De Liverpool, par l'amiral Nelson. De Paris, par le capitaine Nemo. Du Pôle Nord, par le capitaine Krusenstern.
-Eh bien...tu ne me crois pas ? "


Tandis que Dimitri est observé sans gêne visuelle, l'enfermement dans la folie et la solitude, de celui qui l'accompagne, est souligné par une vision à travers les barreaux de la cage. L'homme est aussi enfermé que ses pigeons. Il s'est créé une prison psychologique qui n'est pas sans rappeler celle de Don Quichotte (les multiples références aux capitaines de navires  nous apparaissent comme obsessionnel).
C'est au début des années 90, pendant lesquelles nos deux œuvres naissent, que la prise de conscience écologique prend une nouvelle tournure (politique) avec avec le deuxième Sommet de la Terre (Rio de Janeiro, 1992). Chamane et Riboy semblent s’inscrire dans cette veine : l'intérêt pour le chamanisme l'indique. La figure du chamane est, dans l'imaginaire collectif occidental, celui qui est lié à la nature et vit en harmonie avec elle. La comparaison animal – homme, chez Gouraud, présente une vision occidentale de domination. Il intègre aussi celle du chamanisme qui perçoit l'animal comme un égal. Ce n'est pas le cas chez Bartabas : l'échange homme – animal est perçu dans un continuum (la domination est absente). Ce continuum se réalise par le centaure et son lien divinatoire avec la nature (chamanisme). L'anthropomorphisme de la figure chevaline et de l'hippomorphisme du cavalier s'inscrit dans une continuité sociale. Selon Jean-Pierre Digard, ce polymorphisme est dû notamment à une évolution du statut du cheval au XXe siècle qui tend à devenir un animal de compagnie :
Déjà présent dans la culture de l`« homme de cheval » – on ne parle jamais de la gueule d'un cheval mais de sa bouche, jamais de ses pattes mais de ses jambes et de ses pieds, etc. -, l'anthropomorphisme atteint désormais des sommets : la littérature équestre courante ne traite pas d'éthologie mais de « psychologie » du cheval. D'ailleurs, par un glissement prévisible, cette anthropomorphisation des représentations du cheval tend à se confondre avec la zoomorphisation des représentations du cavalier : évoquant l'image du centaure, un auteur d'une revue équestre à grand tirage écrit que c'est « l'homme qui prolonge son cheval ». [25]
[22] Hippocéphale : homme à tête de cheval ; hippopode : homme avec des sabots pour pieds ; hyppogriffe : bête avec un corps de lion, une tête et des ailes d'aigle, des nageoires de poisson et des oreilles de cheval ; hyppocampe : cheval avec une queue de poisson comme arrière-main ; ichthyocentaure : tête, bras et buste d'homme, membres antérieurs de cheval et queue de poisson.
[23] Cette théorie est développée par Boria BAX dans l'article "Animals in Religion",  Society & Animals, vol.2, n°2, 1994, p.167-174.
[24]  Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, Bénédict August Morel publie Le Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l'espèce humaine. C'est le début d'une physiognomonie où les hommes "dégénérés" sont considérés comme une entité régressive du genre humain. Cet aspect serait visible par une animalisation de leur traits. Cette notion de dégénérescence va mener au racisme et désastre qu'a connu le XXe siècle.  v. Stéphane LEGRAND, « Figures du monstrueux. Entre l'humain et l'inhumain », in Jean Birnbaum (dir.), Qui sont les animaux ?, Paris : Gallimard, coll. folio essais,  p.225-240.
[25] Jean-Pierre DIGARD, Une histoire du cheval : Art, techniques, société, Arles : Actes Sud, 2004, p.196.

3.3 Le renouvellement de la vision animale par le centaure
Bartabas et Gouraud font entrer le lecteur occidental issu d'une « société à écuyers » à la vision du cheval (et par la même de la frontière animalité-humanité) des « peuples cavaliers » [26] orientaux (le peuple yacoute en est un). C'est tout l'imaginaire du centaure qui va en être bouleversé. Ainsi un lecteur occidental voit l'équitation comme le privilège d'une minorité et aussi dans une vision de perfectionnement technique et artistique, le cheval détient une valeur symbolique de supériorité. Cette vision va se retrouver confrontée à celle des peuples cavaliers pour qui le cheval est un élément commun (tous montent à cheval, y compris les classes sociales inférieures). L'équitation est une équitation de travail, basée sur la simplicité des moyens en vue d'une efficacité maximum. Le cheval tient une place importante dans leur vie : il est présent au niveau alimentaire (hippophagie, lait,…), matérielle (fourrures et crottins pour le chauffage,…), langagière (quantité importante de métaphores hippiques) et aussi religieuse (thème de la monture sacrée, hippomancie,…). Rien d'étonnant donc à ce que Bartabas le souligne avec l'apparition de chevaux comme des envoyés divins.

(BARTABAS, Chamane, 00:04:59 - 00:05:29)

La sacralisation se réalise par le son qui précède l'apparition. La présence de l'arbre n'est pas anodine dans cet épisode. Symbole de puissance terrestre et d'enracinement des traditions anciennes, il est celui à qui l'on fait des offrandes (les tissus accrochés). Le futur centaure, se formera sous une instance supérieure. Ce que nous avons vu précédemment (les peuples cavaliers et les sociétés à écuyers) est à mettre en relation avec la notion d'animal post-colonial. La vision occidentale a eu un impact important lors de la période colonisation. Selon Ingold, l'idée d'une différence entre homme et animal est due en partie à l'influence colonialiste. Le colonialisme a fondé, en partie, les notions d'humain, de nature et de culture [27]. Une autre perspective nous est offerte : celle de l'animal post-moderne.
En effet,  « A-t-on suffisamment réfléchi à toutes les conséquences cognitives du simple fait de monter à cheval ? À cheval, l'espace s'élargit – pensons à la « vue cavalière », à l'infini, des artistes -, le temps s'accélère – avancer sur un cheval au galop impose de penser plus vite qu'à pied. » [28]. Le fait même d'être à cheval modifie notre perception du monde : il s'agit d'une nouvelle construction cognitive du monde qu'offre le cheval à l'homme. 
(BARTABAS, Chamane, 00:15:55)

Bartabas et Jean-Louis Gouraud opèrent une déconstruction du regard de l'homme sur les qualités humaines et animales. Nous pouvons dire que le centaure tient ici le rôle d'animal post-moderne. Il incarne la volonté de dissoudre la structure binaire : animal - homme par une forme hybride. Un problème demeure cependant celle d'une vision anthropocentrique. L'homme cherche à se détacher de sa vision humaine par une vision polymorphique du monde mais l'animal reste au service de l'homme : « L'essentiel est de constater que l'homme est encore l'enjeu et la vedette réelle des œuvres. » [29]

[26] Pour les deux termes entre guillemets de la phrase. Jean-Pierre DIGARD, op. cit., p. 203. 
[27] Propos de T. Ed. INGOLD (What is an animal ?, New York: Routledge.) cité par Philip ARMSTRONG, "The Postcolonial Animal", Society & Animals, vol.10, n°4, 2002, p.413-419.
« (a) that ideas of an absolute difference between the human and the animal (and the superiority of the former over the latter) owe a great deal to the colonial legacies of European modernity » (p.414) « Cette idée d'une différence absolue entre l'humain et l'animal (et la supériorité du premier sur le second) doit beaucoup aux héritages coloniaux de la modernité européenne. » (Traduction personnelle)
« the definition of “the animal” is inextricably bound up with the formation of other notions fundamental to the work of colonialism: “the human,” “the natural,” “the cultural” » (p.414 – 415) « la définition de "l'animal" est inextricablement liée à la formation d'autres notions fondamentales œuvres du colonialisme : "l'humain" "le naturel" "le culturel" » (Traduction personnelle)
[28] Janick AUBERGER, Peter KEATING, Histoire humaine des animaux de l'Antiquité à nos jours, Paris : Ellipses, 2009,  p.254.
[29] Jean-Pierre DIGARD, op. cit., p.205. 


       L'animal véhicule une nouvelle représentation du monde. Le changement de point de vue sur le monde est apporté par la présence de l'animal. Ce n'est pas forcément un changement physique, c'est aussi un changement psychologique. Un simple documentaire animalier plonge le spectateur dans une approche nouvelle du monde : l'espace-temps qui lui est présenté n'est pas le sien mais celui de l'animal. En démultipliant ses facultés de perceptions, l'homme opère une remise en question de ses postulats sur le monde. Il déconstruit son monde pour enfanter un monde hybride ou plusieurs perceptions cohabiteraient.