Première partie

I_Processus de transgression des frontières entre l'homme et l’animal

1.1 Animalité et Humanité : définitions
Chez Jean-Louis Gouraud, le cheval Riboy est le héros éponyme. Le titre nous plonge dans un roman animalier. Il nous faut déterminer, s'il est anthropomorphique (l'animal est décrit par des termes humains)  ou bien non-anthropomorphique (l'animal décrit le monde de son point de vue). L'animal est abordé de façon zoologique avec, par exemple, la description d'un renne : « C'est que le renne, s'il est impressionnant par ses proportions, est un animal d'assez petite taille : un mètre au garrot, un mètre vingt, pas davantage. Ce qui, de loin, le fait paraître si considérable, ce sont ses bois, spécialement fournis en cette saison où ils atteignent leur envergure maximale » (GOURAUD, Riboy, p. 233). Le style est sobre et épuré : le lecteur n'est pas assailli de détails romanesques. La phrase est construite de façon objective et le narrateur se permet d'adopter le point de vue du néophyte. Il se base sur un stéréotype ("s'il est impressionnant") qu'il va confronter à une connaissance scientifique ("un mètre au garrot"). L'animal possède aussi un statut de producteur de biens à destination humaine. Il est une réponse aux besoins matériels et nourriciers des hommes [4] : il est nécessaire. Il s'agit d'une accumulation de savoirs sur l'utilisation des animaux servie par un ton didactique humain : c'est une vision anthropomorphique de l’animal qui est proposée. Bartabas se charge d'observer l'homme au travers d'un regard animal : celui du cheval. La vision est instable par les mouvements perturbateurs de la caméra. Le spectateur est déstabilisé : on lui offre une nouvelle vision du monde.


(BARTABAS, Chamane, 01:10:42 - 01:10:49)

Chez Bartabas, l'animal est aussi utilitaire (nourriture et moyen de transport) mais ne possède pas d'individualité nominale : son nom est celui de sa classification zoologique « Il s'appelle … Cheval » (BARTABAS, Chamane, 01:09:44). L'animal est aussi l'incarnation d'une animalité sauvage, non domestiquée. C'est le loup principalement qui l'incarne. Dans l'extrait qui va suivre, le montage met en avant le lien carnivore qui unit l'homme et l'animal. Le lent filé vertical sous-entend une posture dominante, l'arbre comme symbole de l'évolution : nous allons du bas vers le haut. Domination remise en cause par la fragilité de l'homme seul (incapable de se nourrir) face à la force collective des loups. L'homme n'est pas si loin de l'animal : il a les mêmes besoins.

(BARTABAS, Chamane, 00:40:50 - 00:41:31)

La société humaine, comme rassemblement important de personnes non individualisées, est observée de façon négative dans les deux œuvres. C'est l'indifférence et l'individualisme qui règnent en ville : « La foule qui commence à envahir le quai ne prête aucune attention au malheureux. S'il fallait s'occuper de tous les alcooliques incapables de supporter l'alcool, on n'en finirait pas. On a assez à faire à s'occuper de soi. » (GOURAUD, Riboy, p.267). Le point de vue est celui de la foule, il est rapporté par une utilisation du discours indirect libre. La phrase est construite de façon à mettre en avant l'opposition foule – malheureux : les deux substantifs à référence humaine sont rejetés en début et fin de phrase. La séparation grammaticale contenue dans la phrase symbolise matériellement l'indifférence de la première entité (la foule) pour la seconde (le malheureux – Dimitri). L'adjectif « aucune » vient préparer l'individualisme mis à jour dans les phrases suivantes. C'est la solitude de chacun qui est dénoncée.

(BARTABAS, Chamane, 01:13:08 - 01:13:24)
La panique, qui envahit Dimitri, est ici mise en relief par le tambour. Le rythme est celui des battements du cœur. Le travelling avant accentue la pression exercée sur le personnage. Pris dans la foule, il tente d'avancer à contre-courant, symbolisant ainsi son isolement. Par un plan d'ensemble en plongé, Bartabas écrase visuellement l'homme avec une statue : symbole d'une société qui prive les hommes de leur liberté de choix. Elle trace le chemin de chacun par sa main tendue.

[4] GOURAUD, Riboy, p.201 :  « On peut même en faire  des gants, des chapkas, des manteaux. »

1.2 Transgression des qualités : éléments déclencheurs
L'élément déclencheur du basculement des qualités est, pour l'homme, celui d'une déshumanisation progressive. L'enfermement est perçu comme la perte de la condition humaine : «  Vingt-cinq hommes [vivent] comme des bêtes » (GOURAUD, Riboy, p.194). Les hommes se transforment en marionnettes : « Certains semblent n'avoir pas une véritable figure, mais plutôt un masque. » (GOURAUD, Riboy, p.193). Le substantif ''masque'' vient appuyer une perte des émotions humaines. La faculté de rire (expression vocale considérée comme humaine) est perdue [5]. Les gardiens sont une entité non individualisée [6] devenant ainsi des hommes-pantins : ils sont réduits à leur fonction de soldats. Autre propriété de l'homme que Dimitri va perdre au cours de son périple : celle de la maîtrise de l'espace et du temps. Notions construites par des hommes et pour des hommes. La déshumanisation de Dimitri passe par la perte du chronotope baktinien : « Il n'a plus aucune notion du temps. Ni de l'espace : il n'a aucune idée de l'endroit où il se trouve. » (GOURAUD, Riboy, p.271). Enfin chez Gouraud et Bartabas, les matricules font des hommes de simples numéros parmi d'autres. Les premières images du film sont éloquentes : une succession de peaux tatouées (« des peaux de bêtes » [7]).


(BARTABAS, Chamane, 00:00:12 - 00:01:04)

La perte de l'animalité se réalise par la sacralisation langagière et religieuse. Les métaphores animales sont très présentes dans les deux œuvres. Certaines sont "topiques" (lexicalisées) : « Myope comme une taupe » (GOURAUD, Riboy, p.200), un garde qui ressemble « à un gros ours mal léché » (GOURAUD, Riboy, p.215). Umberto Eco parle d'un « lecteur modèle » qui construit et complète le texte au fil de sa lecture. Utilisant ainsi, ses compétences et habitudes langagières pour compléter « le tissu de non-dit ». Si les métaphores/ comparaisons citées plus haut font partie des compétences langagières du lecteur alors l'imagerie poétique animalière est ritualisée et intègre la vie humaine. L'animal acquiert un autre statut dans la langue qui suppose une tradition sociale centrée autour des animaux. Le tatouage de l'araignée chez Bartabas est une de ces métaphores animales. 
(BARTABAS, Chamane, 00:01:08)

C'est une véritable mise en image poétique. L'araignée, qui capture sa proie par sa toile, est elle-même enfermée sur la peau du prisonnier, dont le cou est enfermé dans le plan caméra. Il s'agit d'une mise en abyme de l'enfermement. L'araignée, peut aussi représenter à un niveau plus large : la société humaine qui règne sur les déplacements des hommes, la toile serait alors le monde. L'animal possède aussi un statut religieux. Le cheval est psychopompe chez les deux auteurs : à la mort d'Anatoli le cheval de celui-ci retourne à sa liberté [8]. Autre exemple chez Gouraud, Riboy devient une figure prophétique, il refuse de monter sur le radeau avec lequel Dimitri frôlera la mort. Dimitri est « protégé par l'esprit cheval. » (GOURAUD, Riboy, p.279).

[5] GOURAUD, Riboy, p.195 : « Il a un nom sur lequel le garde chargé de faire l'appel bute invariablement. Chaque matin, c'est la même chose. Au début cela faisait rire les autres détenus. Maintenant, cela ne les fait même plus sourire. »
[6] Le champ lexical le montre bien : « Le garde », « un garde », « la sentinelle », « une sentinelle », … 
[7] Jean-Pierre THIBAUDAT, « Bartabas, le facteur cheval en Sibérie. «Chamane», deuxième film du maître de Zingaro, galope en toute liberté », Libération, 06/03/1996.
[8] GOURAUD, Riboy, p.235 : « Un cheval l'a accompagné dans l'au-delà. »

1.3 Animalisation – Humanisation et Mécanisation
La transgression, des qualités humaines et animales, se poursuit et tend vers l'humanisation de l'animal, l'animalisation de l'homme et une mécanisation double de l'homme et l'animal.
Chez Gouraud, c'est sous le joug de l'humour que s'effectue la transgression. Ainsi Dimitri est comparé à de la viande : « il pivote sur lui-même, comme un gigot en broche » (GOURAUD, Riboy, p.227). Son cheval se transforme en objet humain et prend le statut de « grosse peluche ventripotente » (GOURAUD, Riboy, p.207). Mieux encore, Dimitri se présente à lui « Moi, je m'appelle ... » fait un monologue, le questionne sur son identité (le lecteur à alors l'impression d'assister à une scène du théâtre de l'absurde). Il finit par lui donner un nom mais pas « un vrai nom de cheval » car « t'es pas un vrai cheval. Tu n'es qu'une boule de poils entêtée. Un gnome hirsute. T'es n'importe quoi » (GOURAUD, Riboy, p.222). Le point culminant du renversement est atteint quand l'animal est plus distingué que l'homme. Il déguste « sa salade forestière » tandis que l'homme « s'empiffre de la bestiole à moitié crue en se brûlant les doigts. » (GOURAUD, Riboy, p.231). Ces basculements humoristiques reposent sur des associations décalées d’adjectifs et de substantifs : un animal se voit « condescendant », une dame va « aboyer » ; allant même jusqu'à la zoomorphisation : un homme-crapaud et un gardien-bouledogue. Un trait particulier de Gouraud, est celui d'une mécanisation de l'homme et de l'animal. Il s'agit d'un dépassement des qualités pour parvenir à une mécanisation globale : si homme et animal sont des machines, il n'y a plus de différence (même si la mécanique reste une production humaine). Ainsi, l'homme marche « comme un automate, d'une démarche mécanique » (GOURAUD, Riboy, p.224) et les membres de l'animal sont « comme les pistons d'un moteur. On dirait une machine à coudre mais le tissu qu'elles piquent est un long ruban d'eau gelée. » (GOURAUD, Riboy, p.223). Le cheval devient un cheval-vapeur: « comme des soufflets de forge », « expulsant des jets de vapeur » (GOURAUD, Riboy, p.217). Le ton de Bartabas est beaucoup plus exalté. L'animalisation de l'homme tend à montrer un retour à des racines primitives.
 
(BARTABAS, Chamane, 00:44:36 - 00:45:06)

Dans cet extrait, la musique ajoutée au gros plan fixe sur les yeux du héros, le font ressembler à un animal traqué, sur la défensive. La contradiction est mise en avant avec le regard du jeune bûcheron : un mélange de peur, de stupéfaction et d'innocence. Les plans caméras sont très importants chez Bartabas. En centrant le regard animal, il l'humanise et attire l'attention sur la morphologie de l’œil.
(BARTABAS, Chamane, 00:25:09)

L'image, ci-contre, montre de légères marques sombres au dessus de ses yeux. Elles nous apparaissent telles des sourcils. Les yeux prennent différentes expressions que nous avons tendance à humaniser.

     Nous venons d'observer le processus de transgression des qualités humaines et animales. C'est dans cet univers aux frontières perméables que le centaure va émerger. Il est à la fois cause et résultat de cette transgression.