Deuxième partie

II_Le centaure, un catalyseur d'hybridité

2.1 Une figure hybride
Pour commencer, nous allons appréhender toute la complexité de la figure du centaure. Il existe deux apparences du centaure dans le monde antique : « combinant tantôt un corps d'homme complet prolongé en une arrière-main équine, tantôt un tronc et des membres équins surmontés d'un buste, d'une tête et de bras humains. » [9]. C'est une chimère qui incarne la dualité. Le centaure catalyse en lui une hybridité physique - il est l'incarnation possible du système binaire homme et animal - et une hybridité psychologique - représentant du chthonien et de l'ouranien - de la sagesse et de la bestialité. Le terme "centaure" a évolué dans son utilisation : le terme vient nommer certains écuyers qui, par leur façon de monter en harmonie avec leur cheval, semblent alors former un seul corps [10]. Nous pouvons dire, qu'il s'agit d'un centaure-technique : l'aspect extérieur prime. L'autre centaure, est le centaure-émotif. Il repose sur l'échange avec l'animal sur un plan non-technique. Les œuvres du corpus proposent les deux. Les auteurs sont conscients de cette figure topique du centaure : on trouve quelques jeux de mots dans le roman (« L'abominable centaure des neiges! » (GOURAUD, Riboy, p.258), « Fantôme de centaure sur la neige éclairée par la lune. » (GOURAUD, Riboy, p.262)). Le centaure-technique repose sur une harmonie physique : « Coiffé de son éternel chapka aux oreilles réunies sous le menton, ganté de grosses moufles, chaussé de ses énormes valenki, il présente, finalement, une certaine harmonie avec le patapouf à quatre pattes qui lui sert de monture. » (GOURAUD, Riboy, p.241). Cette ressemblance physique se retrouve aussi chez Bartabas. Celui-ci va plus loin et joue avec les plans caméras, les adaptant à la figure du centaure et s'appliquant à créer de nouvelles chimères hippomorphes.


(BARTABAS, Chamane, 00:15:22) 
Le plan laisse entrevoir à la fois les jambes du cavalier et de sa monture. Le centaure incarne, ici, la puissance en mouvement.




(BARTABAS, Chamane, 00:15:52)
A l'inverse un plan taille, nous offre les deux têtes : lieux de la sagesse.

 

(BARTABAS, Chamane, 00:40:45)
La neige permet de créer une nouvelle chimère de manière humoristique.





(BARTABAS, Chamane, 01:08:17)
Une vision de dos favorise l'allure d'une créature fantastique. Les jambes du cavalier disparaissent dans le corps du cheval. C'est un satyre équin qui s'offre à nos yeux.
(BARTABAS, Chamane, 01:27:12)
Ce plan, brouillé visuellement par la lumière, offre un amas de fourrure où l'on distingue à peine la séparation des deux corps.




Nous ne pouvons parler de technique cavalière harmonieuse du fait que le récit en lui-même ne cherche pas à exploiter cette veine : il s'agit d'un périple, une sorte de road movie à cheval. Abordons maintenant le centaure-émotif : Dimitri trouve un véritable pendant en Riboy dans le roman. Pour preuve, son habitude de lui parler qui laisse sous-tendre un rapport presque familiale entre l'homme et son cheval : « mon petit bonhomme », « Monsieur Riboy », « mon vieux », etc. Riboy choisit le chemin pour « son maître [Dimitri] (si l'on peut dire) » (GOURAUD, Riboy, p.223). Le paroxysme du centaure-émotif est atteint, dans le film, lors du passage où Dimitri est sauvé d'une mort certaine par le sang de Riboy.
(BARTABAS, Chamane, 01:06:11 - 01:07:37)

Bartabas créé une atmosphère d'exaltation par la musique (la guimbarde débute lorsque Dimitri ressent les effets du sang avalé) et par un lent travelling arrière qui déstabilise notre vision. Nous avons l'impression de reculer tout en restant près de Dimitri (l'effet est plus visible vers les 57 secondes). Celui-ci semble communiquer avec la nature. Les deux protagonistes deviennent en quelque sorte « frères de sang ».

[9] Marc-André WAGNER, Dictionnaire mythologique et historique du cheval, Monaco : éd. du Rocher, coll. Cheval chevaux, 2006, p. 122.
[10] « L'expression suprême de l'art équestre est en effet le « monologue » du centaure. » ENCYCLOPÆDIA UNIVERSALIS, « Equestre (art) », Paris: Encyclopædia universalis, 2008-2009, tome VIII, p. 833.

2.2 Le centaure comme prisme visuel et démultiplication : l'émergence d'un point de vue
Le centaure est, chez Jean Louis Gouraud, une sorte de prisme visuel. Dimitri offre, au lecteur, une nouvelle vision du monde qui l'entoure. Il le fait par les sens de la vue, de l’ouïe et du toucher. La vision de Riboy, par Dimitri, évolue tout au long du roman. Alternant avec sa condition d'animal, le cheval devient tour à tour une grosse peluche, une marionnette, un dieu observant le monde des hommes : « le brave Riboy, ravi du point de vue original que lui donne sa position, paraît porter sur les vaines gesticulations des hommes un regard condescendant. Lui, il est au-dessus de cela. Il domine. » (GOURAUD, Riboy, p.258). À la fin du roman, il se transforme en étalon sauvage topique : « faisant panacher son épaisse crinière » pour « se cabrer », il lance un « puissant hennissement » et part d'un « majestueux trot relevé » (GOURAUD, Riboy, p.288). Autre argument, le thème de l'hybridité est récurrent. Le yack est présenté comme une chimére : « Le yack est un animal fantastique. Bison à l'avant, zébu au milieu et cheval à l'arrière, il grogne comme un cochon, est habile comme une chèvre et poilu comme un violoncelliste en cavale. » (GOURAUD, Riboy, p.278). Le roman de Jean-Louis Gouraud, par la figure du centaure, nous offre une véritable construction de la réalité : un miroir d'hybridité de la Sibérie. Nous observons le monde par le point de vue du centaure. Point de vue possible uniquement par le lien qui unit Dimitri à Riboy. La proximité animale permet à l'homme de tendre vers une vision non-anthropomorphique (même si elle n'est pas totalement atteint). Chez Bartabas, il s'agit d'utiliser le centaure en le démultipliant. Le couple du Yacoute et de son renne et celui du cosaque et de son side-car sont deux avatars possibles. Les trois couples partagent un type de plan : celui du plan américain qui laisse percevoir les deux entités qui composent un couple.


 (BARTABAS, Chamane, 00:29:08)                                                   (BARTABAS, Chamane, 00:50:08)

Le couple cavalier-cheval semble tenir une position intermédiaire. Le couple Yacoute-renne incarne une nature sauvage non domestiquée pour un occidental. Le cervidé possède un lien fort avec le cheval : ils ont subi le même processus de domestication : animal de bât et de trait puis de monte. Ce lien est aussi religieux : les deux animaux sont psychopompes et servaient d'offrandes funéraires. Le couple cosaque-moto est la représentation de la société moderne qui construit des machines à son image. Le centaure devient alors le lien entre les deux mondes : celui de la nature mais domestiquée, c'est-à-dire unit de manière plus ou moins importante avec l'homme. Cette démultiplication du couple homme-animal permet de faire émerger un nouveau point de vue sur le monde : on l'observe en partant non d'un homme mais d'un ensemble homme-animal qui abolit l'utilisation du terme d'animalité et par là même celui d'animal. Nous devons parler des animaux au pluriel, dans leur multiplicité et dans leur rapport complexe à l'homme : il n'y a pas un seul couple possible.

2.3 Le héros d'un récit initiatique
Dimitri, dans les deux œuvres, accomplit un chemin initiatique vers le chamanisme. Ce cheminement n'est possible que par son accomplissement dans la figure du centaure. En effet, le cheval est un élément essentiel à la « chevauchée » symbolique.
Animal funéraire et psychopompe par excellence, le « cheval » est utilisé par le chamane, dans des contextes différents, comme moyen d'obtenir l'extase, c'est-à-dire la « sortie de soi-même » qui rend possible le voyage mystique. […] Le galop, la vitesse vertigineuse sont des expressions traditionnelles du « vol » c'est-à-dire de l'extase […] Ce voyage mystique n'a pas nécessairement une direction infernale. Le « cheval » permet aux chamanes de s'envoler dans les airs, d'atteindre le ciel. […] il réalise la « rupture de niveau », le passage de ce monde-ci dans les autres mondes. [11]
Le cheval prend l'apparence d'un bâton ou d'un tambour. Il est aussi présent par la peau de jument qui sert de siège et par les poils brûlés au cours de la cérémonie. Il s'agit d'hippomancie [12]. Le chamanisme est présent dans les deux œuvres par la figure d'Anatoli, lui-même chamane [13]. Il va réapparaître par le biais du cheval chez Bartabas  :

(BARTABAS, Chamane, 00:45:30 - 00:46:43)
Traduction des paroles d'Anatoli :
"-Tu as eu peur ?
-Ne crains rien, c'est moi.
-Tout ce qui t'entoure possède une âme. Il faut que tu apprennes à la voir et à la respecter. Mais tu dois te battre pour prendre à la terre ta nourriture. L'esprit ne va pas te courir après avec un biberon."

Des éléments favorisent l'aspect divin de la scène : la lumière du feu qui semble irréelle,  le tintement des cloches et la fixité du regard, tel un homme en pleine crise hallucinatoire, de Dimitri. Ces éléments permettent à Anatoli d'acquérir les traits d'un prophète, d'un messie envoyé pour enseigner aux hommes. Le Dimitri du roman parle lui d'« Une force. Je crois que c'était Anatoli. Tola, notre ami. Notre protecteur. » (GOURAUD, Riboy, p.268). Bartabas et Gouraud font de Dimitri et de son cheval, l'incarnation même de la chevauchée symbolique du chamane. Il s'agit pour Dimitri d'acquérir la connaissance du monde. Le chemin parcouru par le héros est un chemin initiatique, il apprend peu à peu à remercier la nature : acte qu'il accomplit par la musique. Chez Gouraud, Dimitri joue du violoncelle (celui-ci est lié au cheval par la matière [14]) qui lui permet de communiquer avec les esprits. Son violoncelle produit « une espèce de plainte, une prière, une incantation » voir même un « cantique » (GOURAUD, Riboy, p.288). Riboy retrouve sa liberté lorsqu'il parvient à faire sa chevauchée symbolique. Chez Bartabas, les deux instruments entament un processus inverse. Le violoncelle, devenu violon (le transport à cheval est sans doute la principale raison de ce changement [15]), est réduit au statut de musique humaine ne possédant aucun lien avec le divin : c'est la guimbarde qui obtient ce rôle. Bartabas semble s'être inspiré de Gouraud chez qui « La guimbarde émet une sorte de miaulement sauvage, qui se transforme bientôt en un son caverneux […] produisant une musique d'une incroyable richesse, d'une présence telle qu'on croirait parfois qu'il s'agit d'un chant, d'une voix humaine, d'un rire, d'un sanglot. Parfois du cri d'un animal, du vol d'un oiseau, d'une galopade de chevaux. » (GOURAUD, Riboy, p.239). L'instrument produit des sons multiples, hybrides. La variation vibratoire amène à une explosion de la référenciation : l'objet fait écho tant à l'homme qu'à l'animal.

(BARTABAS, Chamane, 01:24:03 - 01:25:56)

L'extrait montre la nature comme le divin sous une forme matérielle : c'est une théophanie. Elle englobe le héros telle une matrice maternelle. L'aube associée à la nudité du héros annonce la naissance de celui-ci : son accomplissement dans la nature (il vient de rejeter son violon, dernière attache à son passé, pour la guimbarde). Le montage cut est intéressant. Les plans sur Dimitri donnent la réplique à un même plan général sur le soleil. La caméra est fixe, c'est l'élément naturel qui évolue à l'intérieur. A contrario de Dimitri qui ne bouge pas mais dont les plans caméras sont évolutifs. Les effets produits sont multiples : le travelling avant nous fait entrer dans l'esprit de Dimitri, nous pouvons presque dire son subconscient car le plan est de dos. Le plan poitrine permet de préserver le buste et donc l'emplacement du cœur. Le plan d'ensemble sonne comme une fusion corporelle avec la lumière et l'ouverture vers l'espace. Enfin, le gros plan offre de l'émotion par une mise en abyme. Nous, spectateur, observons un homme par nos yeux, lui-même observant, par ses yeux d'homme, la naissance du jour. La guimbarde est, chez Bartabas, un véritable leitmotiv. Nous la retrouvons dans plusieurs scènes clés : l'apprivoisement des chevaux par Anatoli, les transes de Dimitri,...

[11] Mircea ELIADE, Le chamanisme et les techniques archaïques de l'extase, Paris : Payot, 1968. Citée par Marc-André WAGNER, op. cit., p. 49.
[12] Hippomancie : « Intermédiaires entre les hommes et les dieux, le cheval délivre des messages émanant de puissances supérieures : il joue ainsi, de façon implicite ou explicite, un rôle de devin et d'oracle. Lorsque cette fonction de révélation du futur est formalisée dans des rites particuliers, on parlera d'hippomancie au sens strict, ou ''art de la divination au moyen du cheval''. » Marc-André WAGNER, op. cit., p. 95.
[13] Il le dévoile à Dimitri au début des deux œuvres.
[14] Dimitri se sert de « boyaux de lapin » « boule de résine » pour son violoncelle et de « crins » de cheval pour l'archet.
[15] Jean-Louis Gouraud nous le précise : « Dimitri n'est plus violoncelliste, mais violoniste (tant mieux : ce sera moins encombrant) » dans le Post-scriptum [de Riboy] », in Serko suivi de deux autres ciné-romans Riboy et Ganesh, Monaco : éditions du Rocher, 2006, p.295.



   
Nous venons de le voir, le centaure est un point de fusion important dans cette atmosphère de transgression. Il est aussi le médium des deux auteurs. Le centaure leur permet d'exprimer leur vision personnelle du monde ; de leur identité en tant qu'humain ; de s'interroger sur le rapport humain et animal en remettant en cause la vision occidentale de cette relation.